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Travail

Le port de signes religieux au travail dans la jurisprudence de la Cour de justice

Depuis quelques années, la Cour de justice de l’Union européenne a été amenée à se prononcer sur le port de signes religieux au travail. En la matière, trois arrêts ont été rendus par la Cour de (...)

Depuis quelques années, la Cour de justice de l’Union européenne a été amenée à se prononcer sur le port de signes religieux au travail. En la matière, trois arrêts ont été rendus par la Cour de justice : les arrêts Achbita et Bougnaoui, en 2017, et l’arrêt IX en 2021. Jusqu’à présent, les affaires qui lui sont soumises portent sur l’interprétation de la directive 2000/78 portant création d’un cadre général en faveur de l’égalité de traitement en matière d’emploi et de travail. Cette directive interdit la discrimination sur la base de la religion ou des convictions dans l’emploi. Parmi les droits fondamentaux en jeu, le droit à la non-discrimination (art. 21 de la Charte UE) et à la liberté de religion (art. 10 de la Charte UE) du travailleur est à mettre en balance avec la liberté d’entreprise de l’employeur (art. 16 de la Charte UE).

L’interdiction des signes religieux, une discrimination ?

En substance, les juges nationaux cherchent à savoir si l’interdiction des signes religieux par l’employeur peut être constitutive d’une discrimination sur la base de la religion. En droit européen, la discrimination peut être directe ou indirecte. D’une part, la discrimination directe « se produit lorsqu’une personne est traitée de manière moins favorable qu’une autre ne l’est, ne l’a été ou ne le serait dans une situation comparable », sur la base de la religion. D’autre part, la discrimination indirecte est le fruit d’une mesure en apparence neutre, mais dont les effets sont subis de manière disproportionnée par certaines personnes en raison de leur religion. La qualification a une incidence sur les possibilités de justifier la mesure, car les conditions pour justifier une discrimination indirecte sont plus souples que pour une discrimination directe.

En ce qui concerne la notion de « religion », la Cour s’aligne sur la conception de la Cour européenne des droits de l’homme. Elle indique que le terme de « religion » contenu dans la directive correspond à celui visé à l’article 10 de la Charte des droits fondamentaux, lequel a la même portée que l’article 9 de la Convention européenne des droits de l’homme. Quant aux « convictions », il s’agit de la seconde face « d’un même et unique motif de discrimination ». Les motifs de discrimination que sont la religion et les convictions concernent donc les convictions religieuses, philosophiques ou spirituelles, à l’exception des convictions politiques.

Trois exigences pour justifier une interdiction des signes religieux

Tout d’abord, il ressort de ces arrêts qu’une mesure d’interdiction des signes convictionnels par un employeur ne constitue pas une discrimination directe, pour autant que tous les signes soient concernés. Cette interprétation a été critiquée par un pan de la doctrine, car elle serait contraire à l’esprit de la directive. En revanche, une interdiction limitée aux seuls signes religieux, à l’exception des signes philosophiques ou politiques, serait directement discriminatoire. Par ailleurs, une règle qui se limiterait à prohiber les signes dits « ostensibles » serait également discriminatoire.

Ensuite, il convient de vérifier que l’interdiction des signes religieux n’est pas constitutive d’une discrimination indirecte. Pour ce faire, l’interdiction doit non seulement répondre à un « besoin véritable », être mise en œuvre de manière cohérente et systématique, et se limiter au strict nécessaire.
Pour l’appréciation d’un besoin véritable, l’employeur peut tenir compte « des attentes légitimes des clients ou des usagers ». Ainsi, le souhait des parents d’éduquer leurs enfants conformément à leurs convictions philosophiques et religieuses peut entrer en considération. Cependant, il n’est en principe pas permis à l’employeur de répondre favorablement à une requête discriminatoire exprimée par un client. Par exemple, dans l’arrêt Bougnaoui, le client avait indiqué qu’il ne voulait « pas de voile la prochaine fois », ce qui est discriminatoire. Néanmoins, il peut être difficile de distinguer l’employeur qui anticiperait les préférences discriminatoires de sa clientèle de celui qui y répondrait après qu’elles soient formulées.

Par ailleurs, l’employeur ne peut pas se contenter d’invoquer une politique de neutralité destinée aux clients. Il doit prouver, en tenant compte notamment de la nature des activités de l’entreprise ou de leur contexte, qu’une absence de neutralité nuirait à sa liberté d’entreprise. Un autre motif envisageable est de garantir la paix sociale dans l’entreprise. À nouveau, il faut prouver que cette paix serait en danger en l’absence d’une politique de neutralité.

Concernant la limitation de la mesure d’interdiction au strict nécessaire, cela implique aux moins deux choses. D’une part, si la politique de neutralité est destinée à répondre aux attentes des usagers, seuls les travailleurs en contact avec la clientèle doivent être visés par la mesure. D’autre part, dans la mesure du possible, il convient de proposer un autre poste, sans contact avec la clientèle, aux employés qui le demanderaient.

D 5 novembre 2021    ARomain Mertens

Neutralité dans la fonction publique : la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne

Depuis 2017, la Cour de justice de l’Union européenne s’est prononcée à plusieurs reprises sur le port de signes convictionnels dans l’entreprise privée (voy. les arrêts Achbita, Bougnaoui, WABE (...)

Depuis 2017, la Cour de justice de l’Union européenne s’est prononcée à plusieurs reprises sur le port de signes convictionnels dans l’entreprise privée (voy. les arrêts Achbita, Bougnaoui, WABE et L.F.). Le 28 novembre 2023, elle a été amenée à préciser sa jurisprudence dans le contexte du secteur public.

L’arrêt O.P. contre Commune d’Ans concerne une personne, travaillant dans l’administration principalement sans contact avec le public, à laquelle il avait été interdit de porter le foulard islamique. Dans ce contexte, elle contestait, entre autres, le nouveau règlement de travail adopté par la commune où elle travaillait. Ce règlement prévoyait une politique de neutralité d’apparence stricte pour tous les membres du personnel.

Interrogée par le tribunal du travail de Liège (Belgique) sur l’interprétation à donner dans ce contexte au principe de non-discrimination prévu par la directive 2000/78, la Cour de justice de l’Union européenne a confirmé l’importante autonomie des pouvoirs publics pour choisir une politique de neutralité, en particulier sur trois points.

Premièrement, la Cour admet que l’objectif de « mettre en œuvre le principe de neutralité du service public » (point 32) est légitime. Contrairement à sa jurisprudence en matière d’entreprises privées, la neutralité n’est plus un moyen de répondre à un « besoin véritable », mais est un objectif que l’employeur public peut poursuivre en tant que tel.

Deuxièmement, « chaque État membre, y compris, le cas échéant, ses entités infra-étatiques, dans le respect des compétences qui leur sont reconnues, doit se voir reconnaître une marge d’appréciation dans la conception de la neutralité du service public qu’il entend promouvoir sur le lieu de travail » (point 33). Ainsi, le choix de la neutralité appliquée peut différer entre les États membres de l’Union européenne, mais également au sein d’un même État, entre niveaux de pouvoir ou au sein d’un même niveau de pouvoir. Pour autant que cela soit justifié à la lumière des circonstances, trois villes voisines pourraient donc chacune opter pour une politique de neutralité différente.

Troisièmement, la Cour de justice reconnaît que la notion de neutralité est multiple. Elle admet la légitimité de plusieurs formulations de celle-ci, qu’il s’agisse de la mise en place d’un « environnement administratif totalement neutre », d’une « autorisation générale et indifférenciée du port de signes visibles de convictions » ou encore d’une « interdiction du port de tels signes limitée aux situations impliquant de tels contacts [avec le public] » (point 33). Dès lors, la neutralité peut être exclusive ou inclusive, mais également se situer quelque part entre ces deux pôles. Dans chaque cas, une balance des intérêts doit néanmoins être effectuée afin d’évaluer la proportionnalité de la politique de neutralité choisie (point 40).

La Cour rappelle par ailleurs qu’une politique de neutralité ne peut se limiter à interdire les signes dits « ostentatoires ». En d’autres termes, si la neutralité implique l’interdiction des signes convictionnels, tous doivent être interdits dès lors qu’ils sont visibles, peu importe leur taille. Se limiter à l’interdiction de certains signes serait constitutif d’une discrimination directe.

Enfin, la Cour a refusé de se prononcer, pour des raisons de procédure, sur l’existence d’une discrimination sur la base du sexe ou du genre. Rappelons qu’une telle discrimination relève de la directive 2006/54.

D 13 mai 2024    ARomain Mertens

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