eurel     Données sociologiques et juridiques sur la religion en Europe et au-delà

2017

  • Octobre 2017 : Italie et islam, relation entre État et religion(s) et programmes de déradicalisation

Au cours des dernières décennies, des changements spectaculaires se sont produits dans les sphères culturelle et religieuse en Italie. La présence de musulmans et de groupes islamiques dans le pays en est le meilleur exemple, même si ces changements ne concernent pas que l’islam et les musulmans. Néanmoins, compte tenu de sa spécificité (surtout par rapport aux religions présentes de longue date en Italie) et de son histoire complexe, l’islam met en évidence les aspects les plus marquants du nouveau pluralisme culturel et religieux qui caractérise le pays et la société italienne dans son ensemble. En d’autres termes, l’islam incarne ce pluralisme sujet à débat, et avec lui d’autres questions sensibles qui lui sont liées d’une manière ou d’une autre : rôles de genres, codes vestimentaires, modèles familiaux, rapport entre religion et politique, rôle des religions dans un système démocratique, droits et devoirs de la religion principale et des minorités religieuses. Sur ces sujets, l’islam est devenu le représentant « le plus extrême » des autres religions (c’est-à-dire des religions non traditionnelles).
Avec les questions liées à l’émergence du radicalisme et du terrorisme transnationaux, ces éléments peuvent également expliquer les activités en lien avec le rôle et la place de l’islam dans la société qui se sont produites ces dernières années en Italie. Revenons sur quelques exemples importants.

Durant le premier semestre 2016, le ministre italien de l’Intérieur, Angelino Alfano, a créé le Conseil pour les relations avec les musulmans d’Italie, un organe consultatif créé par le gouvernement italien dans l’espoir qu’il aide les minorités musulmanes à mieux s’intégrer. Composé d’universitaires et d’experts de la culture et de la religion islamiques, le Conseil était chargé de soumettre des propositions et des recommandations sur les questions d’intégration fondées sur le respect et la coopération.
Un an plus tard, le nouveau ministre de l’Intérieur, Marco Minniti, et les représentants des neuf principales organisations musulmanes italiennes ont signé un accord intitulé « Pacte national pour un islam italien, reflet d’une communauté ouverte et intégrée, adhérant aux valeurs et aux principes du système juridique italien ». Ce pacte visait à créer un registre des imams et à leur imposer de prêcher en italien. En contrepartie, le gouvernement italien s’engageait à « faciliter la voie » vers la reconnaissance officielle des organisations islamiques en Italie (voir Preparativi all’intesa con l’Islam ?). Le pacte fut salué comme un premier pas vers la normalisation de la situation de l’islam en Italie. Pourtant, il fut aussi critiqué pour avoir créé une situation de deux poids, deux mesures : aucune autre communauté religieuse n’avait par exemple été invitée par les autorités à prêcher en italien.

En mai 2017, un cours de formation intitulé « Servizio di formazione degli esponenti delle comunità religiose presenti in Italia che non hanno stipulato intese con lo Stato » a débuté à Ravenne, dans le nord de l’Italie, pour enseigner aux imams et autres chefs religieux les fondements de la constitution italienne. Soutenu par le ministère italien de l’Intérieur, ce cours s’inscrivait dans les efforts déployés pour améliorer l’intégration dans le pays. Les participants étaient des chefs religieux non catholiques, originaires de pays non membres de l’UE, mais envisageant de travailler en Italie. L’objectif principal du cours était d’instaurer un climat de tolérance par l’enseignement des droits et devoirs liés au système juridique démocratique italien. Les participants ont donc appris les principes constitutionnels, notamment en ce qui concerne la liberté de culte et d’expression et le droit d’accès à un lieu de culte et à la pratique d’une religion.

En octobre 2017, l’Université de Bari, dans les Pouilles, a ouvert un cours de Master en un an portant sur la « Prévention de la radicalisation et du terrorisme pour soutenir la politique d’intégration interreligieuse et interculturelle » et visant à proposer aux étudiants une approche interdisciplinaire de connaissance du terrorisme lié à la religion en tant que phénomène international et de son évolution. Il offre à cet égard aux étudiants des compétences d’analyse et des méthodes de lutte contre le terrorisme, avec une attention particulière portée à la relation entre l’État de droit, d’une part, et l’urgence et la sécurité, d’autre part. Le cours vise par ailleurs à former les membres des forces de police, des forces armées, du pouvoir judiciaire, ainsi que les chercheurs, experts en sécurité nationale, avocats, journalistes et diplômés d’universités dans les matières juridique, économique et humaniste. Le programme d’études porte sur des questions juridiques, politiques et stratégiques, avec une analyse approfondie de l’islam ; il propose également des techniques d’enquête et de prévention des risques en étudiant les profils sociologiques et médiatiques du phénomène du terrorisme. À noter que ce cours est né sur le fondement d’un programme de déradicalisation établi par le procureur de Bari avec la collaboration d’experts universitaires et s’inspirant des « mesures préventives » liées au code italien de lutte contre la mafia.
Durant la même période, l’Université de Sienne et l’Université Al Quaraouiyine de Fès, au Maroc, ont signé un accord de coopération prévoyant un échange de professeurs, de chercheurs et d’étudiants et la création de cours spécifiques visant à former des profils professionnels capables d’opérer dans un milieu pluraliste. Le coordinateur de ce projet, le journaliste Carlo Panella, a expliqué qu’à l’Université d’Arezzo, un cours de sciences de l’éducation avait déjà été lancé, destiné à former des opérateurs multiculturels et des « éducateurs sociaux spécialisés dans les méthodologies de lutte contre la radicalisation ». Il a ajouté que la coopération avec l’université marocaine visait également à créer un centre scientifico-pédagogique spécialisé dans la prévention de la radicalisation.

En fin de compte, ces initiatives tentent de combler les lacunes laissées par le législateur italien, dont l’attitude sur les questions liées à l’islam trahit une pensée selon laquelle les organisations islamiques sont « différentes » des confessions plus compatibles avec le système traditionnel de relation entre l’État et les confessions religieuses établi jusque-là en Italie et déterminé par l’application particulière des articles 7 et 8 des constitutions et de la loi 1159/1929, approuvée en réalité sous le régime fasciste. Les groupes islamiques se distinguant des croyances traditionnelles, les acteurs publics et privés ont donc tendance à explorer de nouvelles voies. Celles présentées ici en sont quelques exemples parmi les plus récents et les plus significatifs.

Francesco Alicino
  • Mai 2017 : cas italien de Kirpan : « Vous devez vous adapter à nos valeurs »

Le 15 mai 2017, la Cour de cassation d’Italie s’est prononcée contre un migrant sikh souhaitant porter en public un kirpan (poignard de 20 cm de long considéré comme l’un des cinq panj kakke, symboles sacrés dans le sikhisme). Saisie d’un recours déposé par le migrant sikh condamné à une amende de 2000 euros pour avoir porté ce poignard, la Haute Cour a justifié sa décision par l’argument de la sécurité publique (voir la loi 110/1975). Cette décision a ébranlé la communauté sikhe dans le monde entier. La plupart d’entre eux considèrent le kirpan, poignard cérémoniel, comme un élément essentiel de leur identité religieuse, au même titre que leurs cheveux non coupés (kesh), un petit peigne de bois (kangha), un sous-vêtement en coton (kachera) et un bracelet de métal (kara), depuis la fin du XVIIe siècle, lorsque le dixième maître sikh, Guru Gobind Singh, établit le Khalsa Panth, conférant aux adeptes du sikhisme une identité distincte. Mejinderpal Kaur, responsable juridique d’United Sikhs, a demandé le renvoi de l’affaire devant le Comité des droits de l’homme des Nations unies et a déclaré « regrettable que le jugement de la Cour suprême d’Italie se fonde sur l’idée que les immigrants devraient vivre à Rome comme les Romains, alors que la liberté de culte est mondiale et transfrontalière ».
De son côté, la Haute Cour italienne a déclaré que s’il est important de reconnaître la diversité religieuse et culturelle dans une société multiethnique, il n’en demeure pas moins que les migrants doivent s’assurer que leurs croyances sont juridiquement compatibles avec les pays d’accueil. Les juges italiens ont donc décidé que la sécurité publique, mise à mal par le port d’une arme, primait sur les droits de l’individu. Afin de justifier et de soutenir cette position, la Cour a notamment affirmé que les migrants qui choisissent de vivre dans le monde occidental doivent se conformer aux valeurs de la société dans laquelle ils ont choisi de s’installer, même si celles-ci diffèrent des leurs. La Cour ne s’est donc pas référée aux principes juridiques, notamment le principe suprême de laïcité (selon les termes de la Cour constitutionnelle d’Italie), comme on aurait pu l’attendre d’un pouvoir judiciaire, mais plutôt aux « valeurs » génériques de la société occidentale (voir aussi : Corte Suprema di Cassazione, Sez. I penale, sent. du 14 juin 2016, n° 24739, et du 16 juin 2016, n° 25163. Sur la décision : A. Licarsto, Il motivo religioso non giustifica il porto fuori dell’abitazione del kirpan da parte del fedele sikh (considerazioni in margine alle sentenze n. 24739 e n. 25163 del 2016 della Cassazione penale)). En outre, la Cour a confondu identité religieuse et immigration : elle n’a pas considéré qu’au nom du droit fondamental à la liberté de culte ainsi que du principe de laïcité, certains Italiens pourraient décider de se convertir au sikhisme, par exemple. En résumé, la Cour a créé un précédent selon lequel tous les migrants doivent « s’adapter » aux valeurs traditionnelles (c’est-à-dire occidentales) qui, sur le fondement des relations entre États et confessions religieuses, sont fortement influencées en Italie par le catholicisme et d’autres croyances (dites traditionnelles). Pour toutes ces raisons, l’arrêt du 15 mai 2017 a suscité un débat animé, alimenté également par certains partis politiques, comme la Ligue du Nord (Lega Nord) et Fratelli d’Italia, qui, ces dernières années, ont protesté à la fois contre l’immigration et les groupes religieux « nouveaux » (c’est-à-dire différents), généralement composés d’immigrants.

Francesco Alicino, Vera Valente
  • Avril 2017 : bénédiction de Pâques dans les écoles publiques en Italie

Les bénédictions religieuses sont autorisées dans les écoles publiques, comme l’a établi la décision du Conseil d’État italien annulant la décision du tribunal administratif régional d’Émilie-Romagne. Un an plus tôt, ce tribunal avait suspendu la décision des 16 membres du conseil d’administration de l’école primaire Giosuè Carducci de Bologne, qui avaient accepté qu’un prêtre catholique romain accorde la bénédiction de Pâques dans cette école publique.
D’un avis général, le Conseil d’État a souligné que la bénédiction ne peut en aucun cas affecter le déroulement de l’enseignement public et de la vie scolaire. Dans le cas de l’école primaire Carducci, le rituel religieux sort du cadre des activités officielles, de sorte que la bénédiction ne peut porter atteinte, de manière directe ou indirecte, à la liberté religieuse de ceux qui, tout en faisant partie de la même communauté scolaire, n’ont aucun lien avec le catholicisme : s’ils craignent d’être lésés par ces rituels religieux, ils peuvent choisir de ne pas y assister.
En outre, le Conseil d’État affirme que la bénédiction n’entre pas en contradiction avec le principe suprême de laïcité (principi supremo di laicità). Comme l’a déclaré la Cour constitutionnelle italienne dans une décision historique de 1989 (n° 203), ce principe ne signifie pas l’indifférence à l’égard des religions, mais l’équidistance et l’impartialité envers les différentes confessions religieuses. En d’autres termes, le principe suprême de laïcité se fonde sur l’attitude positive de l’État à l’égard de toutes les communautés religieuses. Or, c’est là que le bât blesse, comme l’ont souligné les membres de la communauté éducative en désaccord avec la décision du Conseil d’État : en interprétant le principe suprême de laïcité de cette manière, tous les rites religieux devraient être autorisés à se dérouler dans l’enceinte de l’école. Ce principe suprême implique également l’interdiction de toute discrimination fondée sur la religion ou les croyances.
Cet exemple montre que la bénédiction à l’école s’inscrit dans un débat permanent en Italie, qui cherche à savoir où se situe exactement la frontière entre l’Église et l’État. L’argument est que ces rituels, notamment la bénédiction, font partie de l’héritage culturel italien, ce qui est contesté par un groupe de parents et d’enseignants qui ont intenté une action en justice devant la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH). Notons qu’en 2011, la grande chambre de la CEDH a annulé une décision antérieure de la section II de la CEDH et a jugé que les écoles publiques italiennes pouvaient accrocher des crucifix, concluant qu’il s’agissait « d’un symbole passif sur le fond, dont l’influence sur les élèves n’est pas comparable à celle d’un discours didactique ou de la participation à des activités religieuses ».
Il importe donc peu de savoir ce que la CEDH décidera dans l’affaire de l’école primaire Giosuè Carducci, car à la lumière des considérations précédentes, nous sommes sûrs qu’à nouveau, la décision aura des conséquences.

Reference : N. Colaianni, "Laicità : finitezza degli ordini e governo delle differenze", in Stato, Chiese e pluralismo confessionale, n° 39, 2013.

Francesco Alicino

D 9 janvier 2018    AFrancesco Alicino AVera Valente

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